Ce blog est dédié aux étudiants de 1ère année.
Qui êtes-vous ?
- Serge BOYER
- Toulouse.
- Auteur : Serge BOYER. Professeur agrégé d'histoire-géographie. Au lycée Ozenne dep 2002, j'ai eu des activités de formation à l'IUFM et participé à des manuels et rédigé des articles dans la revue "Espace Prépas". Enseigne en CPGE depuis 2009. Auteur principal du nouveau manuel "réussir sa prépa" sorti en 2017 chez Studyrama et réactualisé pour le nouveau programme (sortie juin 2021). Jurys : CAPES, ECRICOME, TBS, GEM. Chargé de cours à TSE sur l'histoire des faits économiques et de TD de géopolitique à l'Université Jean Jaurès. Mail : sergeboyer@netcourrier.com
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mardi 2 juin 2015
La France souffre plutôt de son « illibéralisme » Nicolas BAVEREZ
LES ÉLITES
ONT-ELLES TRAHI
LE PEUPLE?
Le débat
L’Expansion. Selon vous, toutes les élites se ressemblentelles,
forment-elles un tout uniforme, monolithique?
Marie-Françoise Bechtel. Certes, les élites comprennent
plusieurs cercles : les politiques, les intellectuels, les dirigeants
économiques. Mais tout ce petit monde converge
vers une idée qui peut s’énoncer ainsi : il n’y a de moderne
que la fuite en avant libérale et promondialisation. « La révolution
conservatrice », selon l’expression de Pierre Bourdieu,
a gagné tous les esprits. Cette convergence est d’autant
plus forte que l’élite actuelle n’hérite pas, comme sous
l’Ancien Régime, d’un privilège de naissance, ni même d’un
rang social, mais d’un modèle culturel unique, qui forme un
monolithe idéologique très puissant.
Nicolas Baverez.Toutes les démocraties sont aussi des oligarchies
; elles ne peuvent fonctionner qu’avec des élites,
mais celles-ci doivent être plurielles, ouvertes, contestées.
Or la France fait exception. La création de la Ve République
a entraîné la disparition des notables et fait émerger une
LES PROTAGONISTES
Nicolas Baverez. Normalien, énarque, agrégé de sciences
sociales, cet intellectuel libéral devenu avocat a commencé
sa carrière auprès de Philippe Séguin, mais il s’est fait surtout
connaître lors de la sortie de son best-seller, La France qui
tombe, sorti en 2003.
Marie-Françoise Bechtel. Proche de Jean-Pierre
Chevènement, elle a dirigé l’ENA de 2000 à 2002. Elle siège
aujourd’hui à l’Assemblée nationale sous l’étiquette
Mouvement républicain et citoyen. Issue de la fameuse
promotion Voltaire, elle fustige les élites.
nouvelle élite de technocrates, qui a fusionné avec la classe
politique et avec le monde de l’entreprise. Cette noblesse
d’Etat a été efficace durant les Trente Glorieuses. Elle s’est
révélée incapable de moderniser le pays dans l’après-guerre
froide et la mondialisation. Elle est responsable de l’extinction
de la croissance, du chômage de masse, de l’explosion
de la dépense et de la dette publiques. Plus elle bloque
l’économie et la société, plus elle revendique le monopole
de la direction du pays. Les autres démocraties connaissent
aussi une crise de leadership politique. Mais les élites sont
diverses et soumises à la concurrence. La mondialisation ne
produit donc pas de convergence des élites.
Marie-Françoise Bechtel.La spécificité française tient surtout
à la détestation des élites envers la nation. C’est un trait
fédérateur très troublant alors que, au Royaume-Uni et aux
Etats-Unis, la crème du pays a le patriotisme chevillé au corps.
Il faut se rappeler la tirade de Jean-Marie Messier, au début
des années 2000, quand il qualifie les Etats-Unis de « vraie
patrie des hommes d’affaires » avant de s’y installer. Il reconnaissait
une autre nation que la sienne pour en faire un
modèle universel. Toutes les élites ne l’expriment pas ainsi,
mais beaucoup n’en pensent pas moins. Dans les années 90,
elles se sont coulées dans le modèle anglo-saxon dominant,
certaines de pouvoir tirer leur épingle du jeu de la mondialisation.
Elles ne croient pas en la France. Des politiques comme
Jean-Pierre Chevènement ou Arnaud Montebourg s’emploient
à leur montrer le chemin inverse, mais c’est très difficile.
Vous ne parlez pas de la formation des élites qui, en France
plus qu’ailleurs, constitue un moule dans lequel les bons
élèves se glissent et répètent les leçons de leur maître…
M.-F.B.En tant qu’ancienne directrice de l’ENA, je dois dire
que la doxa s’intègre, s’ingurgite en amont, c’est-à-dire à
Sciences Po-Paris et dans les écoles de commerce. L’ENA
n’est qu’une école d’application. Le modèle Sciences Po est
extrêmement formaté et Richard Descoings, l’ancien directeur,
a amplifié ce travers. Il a voulu faire de Sciences Po
« l’école du marché », avec un projet d’endoctrinement.
N.B. Le problème dépasse l’ENA ou les grandes écoles. Il
est double. D’un côté, l’élite politico-administrative vit dans
la nostalgie de l’économie administrée et de la société fermée
; elle ne comprend ni l’économie ni le monde modernes.
De l’autre, une nouvelle élite pointe, mais n’a pas accès au
pouvoir, et fait le choix de l’exil. Quatre cinquièmes des
diplômés des grandes écoles souhaitent construire leur carrière
et leur vie à l’étranger. Ils estiment, à juste titre, que la
France est en déclin et qu’elle est hostile à la jeunesse et aux
talents. Ils ne trahissent pas la nation, c’est plutôt la nation
qui les trahit. Le problème n’est pas que les élites manquent
de patriotisme, mais plutôt que la France décroche et que
les élites étatiques sont enfermées dans le déni.
M.-F.B. Je ne confonds pas l’élite avec les étudiants qui vont
étudier ou travailler à l’étranger : c’est bien naturel, et cela
s’est toujours fait. Ce que je dis, c’est que les politiques et la
PHOTOS : JÉRÔME CHATIN/L’EXPANSION - ILLUSTRATION : SERGE BLOCH
haute fonction publique passent leur temps à vouloir s’adapWWW.LEXPANSION.COM
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«
Le débat
LES ÉLITES
ONT-ELLES TRAHI
LE PEUPLE ?
Les peuples ont le sentiment d’avoir été dépossédés de leur
souveraineté avec la complicité des élites, qui leur ont vendu
Bruxelles comme une garantie de prospérité.
RÉFLEXIONS
ter à la mondialisation avec, en
guise d’étendard, le marché ou
l’Europe – qui d’ailleurs se
confondent.
N.B. La France n’est certainement
pas le chantre de la mondialisation
libérale. C’est le pays
le plus étatisé, avec des recettes
et des dépenses publiques qui
atteignent 53 et 57 % du PIB. Plus
du quart de la population active
travaille dans le secteur public.
La France souffre plutôt de son
« illibéralisme ». Du détournement
de la devise de la République
qui, de « Liberté, égalité
fraternité », a été transformée en « Etatisme, égalitarisme,
communautarisme ».
M.-F.B. Encore ce dénigrement de la France ! Nos élites
jouent à se faire peur. Citigroup vient de classer la France
parmi les pays à plus fort potentiel de croissance alors que
toute l’Europe souffre de la récession…
Les élites abusent-elles de cette accusation de « populisme
» à l’égard de ceux qui les dénoncent?
N.B. La critique des élites ne doit pas être confondue avec
le populisme. Dans une démocratie, il est légitime de contester
les élites et les dirigeants. Et, à l’inverse, il est malsain
d’ériger en tabous des questions clés pour la vie des citoyens,
qu’il s’agisse d’immigration ou de l’hypothèse d’une sortie
de l’euro. Le populisme ne se réduit pas à l’appel au peuple
contre les élites, il comporte aussi le culte du leader, la critique
radicale de la démocratie représentative, le nationalisme
et la xénophobie, l’anticapitalisme, la fascination pour
la violence. La configuration historique est très favorable
au populisme, avec la perte du contrôle du monde par l’Occident,
une crise du capitalisme, un choc déflationniste qui
déstabilise les classes moyennes. Du coup, la révolution bascule
à droite. C’était déjà la situation des années 30.
M.-F.B. L’opposition du populisme et de l’élitisme tient plutôt
du langage codé. En France, on utilise surtout le mot
« populisme » pour parler de l’extrême droite. Mais il y a
des contestations populistes
assez saines, comme celles qui
ont fait élire une série de dirigeants
en Amérique du Sud. En
Eu rope, le populisme verse à la
droite extrême. Pourquoi ? Les
peuples ont le sentiment d’avoir
été dépossédés de leur souveraineté
avec la complicité des
élites, qui leur ont vendu
Bruxelles comme une garantie
de prospérité. Cette promesse
non tenue se voit et crie sa vérité.
Déjà, en 2005, les Pays-Bas et la
France ont lancé un avertissement
par voie référendaire en
rejetant le projet constitutionnel européen, sans être entendus.
Pour faire reculer l’extrême droite, et donc le populisme,
les électeurs doivent se sentir maîtres de leur destin.
Et, de ce point de vue, l’Europe a échoué, tout occupée qu’elle
est à dépasser l’Etat nation.
N.B. L’Europe est un bouc émissaire idéal pour fédérer les
populistes. Aux prochaines européennes, ils pourraient
compter 40 % des députés. La faiblesse de l’Union européenne
et la crise de l’euro y contribuent naturellement. Là
encore, il faut critiquer l’Europe pour ces erreurs. Mais il faut
aussi tracer des lignes de sortie de crise, montrer son utilité,
donner de l’espoir. L’Europe sert trop souvent d’excuse à la
médiocrité et à l’impopularité des dirigeants nationaux.
Si le populisme a en Europe basculé à droite, est-ce que
l’élitisme n’a pas basculé à gauche?
M.-F.B. Bien sûr, la gauche au pouvoir a basculé dans le libéralisme par le truchement de l’idée européenne. Une partie
de l’élite, celle des lobbys, a fait l’Europe dans le silence.
Et là, il faut adresser une mention spéciale aux financiers
qui ont fait plier le pouvoir socialiste sur la loi de séparation
bancaire. Une autre partie de l’élite – plutôt à gauche –
a fait l’Europe dans le bruit des promesses de prospérité et
de paix entre les peuples. Or, aujourd’hui, la concurrence
fiscale et salariale en Europe apporte tout le contraire : la
rivalité entre salariés et l’austérité budgétaire. Sans parler
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Marie-Françoise Bechtel
Le problème n’est pas que les élites manquent de patriotisme,
mais plutôt que la France décroche et que les élites étatiques sont
enfermées dans le déni.
«
de la destruction de l’appareil productif. Ce sont les élites
libérales du côté droit et « internationalistes » du côté gauche
qui, aveuglées par les mirages de la mondialisation, découpaient,
à la fin des années 90, le monde en deux : les industries
dans les pays émergents et la production à haute valeur
ajoutée au nord. Ce Yalta n’a pas fonctionné. Elles ont égaré
le pays. Et les peuples ne le leur pardonnent pas. Ils disent
leur rancœur avec leur fond culturel propre. Les Français,
plutôt cartésiens, appellent un chat un chat.
N.B. La question n’est pas de savoir si l’élitisme est de droite
ou de gauche. Nous sommes confrontés à une grande transformation
historique, qui nous impose de réinventer le
modèle français et la construction européenne. Le problème
n’est pas le parti, mais plutôt l’Etat, qui était le vecteur de
la modernisation et qui en est devenu le principal obstacle.
C’est la « trahison des clercs » décrite par Julien Benda
au seuil des années 30. Le discrédit des élites d’aujourd’hui
ressemble-t-il à celui de l’époque?
N.B. Attention aux anachronismes ! Contrairement aux
années 30, les Etats, en 2008, ont enrayé la spirale de la déflation
en sauvant les banques, en soutenant la demande, en
évitant l’explosion du protectionnisme. La France n’a pas
ajouté la déflation à la déflation, comme lors de la calamiteuse
expérience du bloc-or. Elle n’est pas en situation de
quasi-guerre civile. Elle n’est pas sous la menace de régimes
totalitaires. La France est en proie à une profonde dépression
et bascule dans la jacquerie, mais le degré de violence
n’a heureusement rien à voir. Trois traits communs existent
cependant avec les années 30 : le blocage de la croissance et
le malthusianisme ; le chômage et la paupérisation ; la peur
du déclassement – des individus ou de la nation. S’il existe
une « trahison des clercs », elle réside dans le déni de la gravité
de la situation et dans le refus des réformes.
M.-F.B.Les formes de contestation sont différentes. L’anti-
élitisme des années 30 s’alimentait pour partie
dans l’antisémitisme. Aujourd’hui, Marine
Le Pen s’emploie à rester dans le convenable,
dans le conceptuel, mais de façon trop
fruste pour attirer des membres de l’élite.
Dans les années 30, l’extrême droite exer-
çait une attraction sur certains intellectuels.
Mais la grande différence, c’est la perte de
souveraineté du peuple. Le politique tenait
alors les manettes du pouvoir, sans doute mal, mais elles
répondaient à ses instructions. Plus aujourd’hui.
N.B. Sous les IIIe et IVeRépubliques, le dysfonctionnement
chronique du régime d’assemblée minait la souveraineté
nationale. Le général de Gaulle, en 1958, y mit fin en restaurant
la souveraineté de la nation par des réformes institutionnelles
et économiques. « Les comptes en désordre
sont la marque des nations qui s’abandonnent », rappelait
à raison Pierre Mendès France. De Gaulle a remboursé en
quatre ans la dette extérieure grâce à une politique de rigueur
budgétaire. Et il a donné la priorité à l’investissement et aux
exportations dans le cadre du Marché commun.
M.-F.B. Aujourd’hui, cet impératif de désendettement est
imposé à marche forcée par la Commission européenne, et
non par un choix politique souverain. Le traité sur la stabilité,
la coordination et la gouvernance (TSCG) renforce la
police budgétaire européenne sur les Etats. Il faut comprendre
que c’est une chose insupportable pour un peuple
qui a fait une révolution afin de décider de son impôt, et,
plus généralement, de son sort par la voie de ses représentants.
Il est fondé à accuser l’élite de cette entorse aux règles
démocratiques.
Est-il encore possible de réconcilier le peuple et les élites?
N.B. L’Europe a bon dos. Elle sert de bouc émissaire aux
renoncements français. La France est en train de basculer
du déclin relatif – par rapport aux autres nations – au déclin
absolu –, avec l’enfermement dans la croissance zéro. De
Gaulle disait que « la France ne fait des réformes qu’à l’occasion
des révolutions ». Les élites issues de l’Etat, par leur
incapacité à réformer, poussent la France vers la révolution.
Qui ne sera pas guidée par les valeurs de la République.
M.-F.B. Pour les réconcilier, il faut que les deux parties –
élite et peuple – reprennent confiance en la France. Facile
à dire, pas facile à faire. Il y a des pistes – par exemple,
une réorientation de l’épargne des ménages
au bénéfice du redressement productif du pays.
La France se relève toujours lorsque ses élites
– de tout bord – s’unissent, tendues vers l’intérêt
national. Exactement comme lors du
Conseil national de la Résistance (CNR), en
1945, où droite et gauche se sont entendues au
nom de la République.
PHOTOS : JÉRÔME CHATIN/L’EXPANSION - ILLUSTRATION : SERGE BLOCH
z PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK DEDIEU
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