Qui êtes-vous ?

Toulouse.
Auteur : Serge BOYER. Professeur agrégé d'histoire-géographie. Au lycée Ozenne dep 2002, j'ai eu des activités de formation à l'IUFM et participé à des manuels et rédigé des articles dans la revue "Espace Prépas". Enseigne en CPGE depuis 2009. Auteur principal du nouveau manuel "réussir sa prépa" sorti en 2017 chez Studyrama et réactualisé pour le nouveau programme (sortie juin 2021). Jurys : CAPES, ECRICOME, TBS, GEM. Chargé de cours à TSE sur l'histoire des faits économiques et de TD de géopolitique à l'Université Jean Jaurès. Mail : sergeboyer@netcourrier.com

mardi 2 avril 2019

Texte de la conférence de Chrystia FREELAND (2013)

Permettez-moi de vous donnez quelques chiffres pour bien situer les choses. Dans les années 1970, les Un Pour Cent représentaient environ 10 pour cent du revenu national des Etats-Unis. Aujourd'hui, cette part a plus que doublé pour dépasser les 20 pour cent. Mais ce qui est encore plus frappant, c'est ce qui se passe tout en haut de la pyramide des revenus. Les 0,1 pour cent les plus riches aux Etats-Unis représentent aujourd'hui plus de 8 pour cent du revenu national. Ils en sont là où étaient les Un Pour Cent il y a 30 ans. Permettez-moi de citer encore un chiffre pour mettre cela en perspective, un chiffre qui a été calculé en 2005 par Robert Reich, Secrétaire au Travail du gouvernement Clinton. Reich a pris la richesse de deux personnes incontestablement très riches, Bill Gates et Warren Buffet, et a trouvé qu'elle était égale à la richesse des 40 % de la population la moins riche des Etats-Unis, soit 120 millions de personnes. Il s'avère, en l’occurrence, que Warren Buffet n'est pas seulement un ploutocrate, mais aussi l'un des observateurs les plus perspicaces de ce phénomène, et qu'il a lui-même un chiffre de prédilection. Buffet se plaît à souligner qu'en 1992 la richesse totale des individus sur la liste Forbes 400, la liste des 400 Américains les plus riches, s'élevait à 300 milliards de dollars. Réfléchissez-y. Il n'était même pas nécessaire d'être milliardaire pour figurer sur cette liste en 1992. Eh bien, aujourd'hui, ce chiffre a plus que quintuplé pour atteindre 1 700 milliards. Et je n'ai sans doute pas besoin de vous dire qu'on n'a pas vu la même chose se produire pour la classe moyenne, dont la richesse a stagné, si ce n'est diminué. 
Mais si le capitalisme de connivence est, du moins intellectuellement, la partie la plus simple du problème, les choses se compliquent lorsqu'on se penche sur les ressorts économiques de l'explosion des inégalités des revenus. En eux-mêmes, ces ressorts ne sont pas bien mystérieux. La mondialisation et la révolution technologique, ces deux transformations jumelles de l'économie qui changent notre vie et métamorphosent l'économie mondiale, alimentent aussi l'essor des super-riches. Réfléchissez-y un instant. Pour la première fois dans l'histoire, si vous êtes un entrepreneur énergique avec une idée nouvelle et brillante, ou un nouveau produit fantastique, vous avez accès presque instantanément, et pratiquement sans obstacle, à un marché mondial de plus d'un milliard d'individus. En conséquence, si vous êtes très, très malin, et très, très chanceux, vous pouvez devenir très, très riche très, très rapidement. La dernière icône de ce phénomène est David Karp. Le fondateur de Tumblr, âgé de 26 ans, a récemment vendu son entreprise à Yahoo pour 1,1 milliard de dollars. Vous vous rendez compte : 1,1 milliard de dollars à seulement 26 ans. Il est plus facile de voir comment la révolution technologique et la mondialisation créent cette sorte d'effet superstar dans des domaines très exposés, comme le sport et le spectacle. Nous voyons tous comment un athlète de talent ou un comédien de talent peut aujourd'hui tirer profit de ses compétences au travers l'économie mondiale, comme jamais auparavant. Mais aujourd'hui, cet effet superstar s'étend à l'ensemble de l'économie. Nous avons des superstars de la technologie. Nous avons des superstars de la banque. Nous avons des superstars du droit et de l'architecture. Il y a des superstars de la cuisine et des superstars de l'agriculture. Il y a même, et c'est mon exemple préféré, des superstars chez les dentistes, dont l'exemple le plus stupéfiant est Bernard Touati, le Français qui s'occupe du sourire d'autres superstars telles que l'oligarque russe Roman Abramovich ou de la créatrice de mode américaine d'origine européenne Diane von Furstenberg. 
Comment ne pas aimer cela ? Eh bien, il y a quelques raisons. L'une des choses qui me préoccupent est la facilité avec laquelle ce qu'on pourrait appeler une ploutocratie méritocratique peut se transformer en ploutocratie de connivence. Imaginez que vous soyez un entrepreneur brillant qui a réussi à vendre telle idée ou tel produit aux milliards d'individus de notre planète mondialisée et que vous soyez devenu milliardaire au passage. Il est tentant, à ce moment-là, d'utiliser votre savoir-faire économique pour manipuler les règles de la politique mondiale en votre faveur. Et ce n'est pas là un simple exemple théorique. Prenez Amazon, Apple, Google, Starbucks. Elles font partie des entreprises les plus admirées, les plus encensées, et les plus novatrices, du monde. Il se trouve qu'elles ont aussi un talent particulier pour influencer le système fiscal international afin de faire baisser leurs impôts de manière très, très importante. Et pourquoi se contenter d'exploiter les systèmes politique et économique mondiaux tels qu'ils existent pour son plus grand profit ? Une fois que vous disposez de l'énorme puissance économique que l'on voit au sommet du sommet de la pyramide des revenus, et le pouvoir politique qu'elle engendre inévitablement, il devient terriblement tentant de commencer à essayer de modifier les règles du jeu à votre avantage. Là encore, il ne s'agit pas d'une simple hypothèse. C'est ce qu'ont fait les oligarques russes en organisant la vente du siècle avec la privatisation des ressources naturelles russes. On peut décrire ainsi ce qui s'est passé avec la dérèglementation des services financiers aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. 
La troisième chose, celle qui me préoccupe le plus, est l'ampleur avec laquelle ces mêmes forces largement positives qui alimentent l'essor de la ploutocratie mondiale creusent en même temps les classes moyennes dans les économies industrialisées de l'Occident. Commençons par la technologie. Ces mêmes forces qui créent des milliardaires dévorent également de nombreux emplois généralement destinés aux classes moyennes. Quand est-ce que vous avez eu recours à une agence de voyage pour la dernière fois ? Contrairement à la révolution industrielle, les titans de notre nouvelle économie ne créent pas tant d'emplois que ça. A son summum, General Motors employait des centaines de milliers de personnes. Facebook, moins de 10 000. Idem pour la mondialisation. Si elle sort bel et bien des centaines de millions de personnes de la pauvreté dans les marchés émergents, elle engendre en contrepartie la délocalisation de beaucoup d'emplois hors des économies développées de l'Occident. La terrible vérité est qu'il n'existe pas de loi économique qui transforme automatiquement la croissance économique accrue en prospérité partagée par l'ensemble. C'est ce que montre la statistique économique que je considère comme la plus terrifiante de notre époque. Depuis la fin des années 90, les accroissements de productivité et les accroissements de salaires et d'emplois ne sont plus liés. Ce qui signifie que nos pays deviennent plus riches, que nos entreprises gagnent en efficacité, mais que nous ne créons pas plus d'emplois et que globalement nous ne payons pas plus les gens. 

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