"La Silicon Valley vise la conquête intégrale de la vie"
Par Ivan
Best et Sylvain Rolland | 18/02/2017 Source : La Tribune.fr
(Crédits : DR) Grâce aux
développements sans cesse accélérés de l'intelligence artificielle, les Gafa
sont à l'origine d'une marchandisation de la vie et du dessaisissement de la
décision humaine, affirme le philosophe Éric Sadin, auteur d'un essai au vitriol
contre la Silicon Valley et son rêve transhumaniste : « La silicolonisation du
monde ». Propos recueillis par Ivan Best et Sylvain Rolland
LA TRIBUNE -
Vous dénoncez dans votre ouvrage la « silicolonisation » du monde par les
grandes entreprises numériques américaines. Que voulez-vous dire exactement ?
ÉRIC SADIN - Les grandes entreprises de la Silicon Valley,
c'est-à-dire les Google, Apple, Amazon, Facebook, Netflix, Uber et consorts, ne
sont pas seulement des empires tentaculaires qui engrangent des milliards de
dollars de chiffre d'affaires par an. Ces entreprises sont engagées dans ce que
je nomme « la conquête intégrale de la vie ». Leurs services sont utilisés
quotidiennement par des milliards d'individus. Leur modèle, celui de l'économie
de la donnée et des plateformes, vise à capter des données relatives à un
nombre sans cesse étendu de nos gestes, entendant coller de façon toujours plus
continue à nos existences.
Désormais,
la Silicon Valley représente l'horizon entrepreneurial et économique de notre
temps. Alors, tout le monde veut se l'approprier. Les chercheurs, les cercles
de réflexion, les industriels s'y convertissent. Les gouvernements l'envisagent
comme la panacée à toutes les difficultés économiques et ne pensent qu'à faire
éclore des « Silicon valley locales » partout, grâce aux startups et aux
incubateurs. C'est la course à l'innovation, c'est le règne du startuppeur
visionnaire et de l'autoentrepreneur libéré. Mais ce qu'il faut saisir, c'est
qu'au-delà d'un modèle économique, un modèle civilisationnel est en train de
s'instaurer, fondé sur une marchandisation à terme intégrale de la vie, et une
organisation algorithmique des sociétés.
Comment ?
Grâce à
l'avènement des capteurs de toutes sortes, des objets connectés et de
l'intelligence artificielle. Nous vivons l'avènement des objets connectés, qui
s'immiscent partout jusque dans nos maisons et nos voitures. Grâce à eux, il
est désormais possible de collecter un nombre sans cesse croissant de données
portant sur toutes les phases de la vie. Les plateformes qui détiennent ces
informations suggèrent en retour quantité de produits en fonction du traitement
de ces données. Dans le livre, je prends l'exemple du miroir intelligent de
Microsoft, capable d'interpréter l'état de fatigue, les expressions du visage,
pour proposer des crèmes réparatrices voire des séjours à la montagne. C'est
une manière d'anticiper en permanence, de rétroagir, et d'assister en continu
les individus, par la formulation des meilleurs conseils supposés mais qui in
fine ne visent qu'à satisfaire de seuls intérêts privés.
Nous
dépassons le moment de la personnalisation de l'offre pour aller vers une «
relation-client ininterrompue ». À l'aide de systèmes interprétant la plus
grande variété de nos gestes et qui rétroagissent en temps réel en suggérant
des services ou des produits supposés adaptés à chaque instant de notre
quotidien. L'enjeu industriel consiste à s'adosser à tous les instants de la
vie. Ce dans quoi s'engage particulièrement Google. C'est flagrant dans le champ
de la santé. Le projet Calico de Google, c'est la volonté, grâce aux capacités
de plateformisation de l'entreprise, d'entrer en relation avec tout le marché
pharmaceutique.
À terme,
Google veut créer, grâce aux capacités exponentielles des logiciels, ses
propres solutions thérapeutiques, avec auto-diagnostic, en se dotant d'une
compétence médicale. L'industrie du numérique opère actuellement une immixtion
du régime privé dans la médecine, selon une mesure jamais vue historiquement.
Ne
noircissez-vous pas quelque peu le tableau ? Les objets connectés sont loin
d'être dans le quotidien de chacun. Et l'homme a toujours la possibilité de ne
pas les adopter...
Vous avez
raison, les objets connectés commencent seulement à se répandre, mais de façon
extrêmement massive et rapide. C'est le cas de la maison connectée, par
exemple, qui représente d'ores et déjà un énorme marché en émergence. Et qui
fera de l'habitat une machine à témoigner de nos gestes jusqu'aux plus intimes.
Il faut prendre très au sérieux la volonté de ces entreprises et des
responsables de l'industrie numérique de se positionner sur le plus grand
nombre de secteurs possibles. Les investissements dans les objets connectés,
dans l'intelligence artificielle, dans la robotique, sont colossaux, à coups de
milliards de dollars. Et ce sont toujours ces grandes entreprises de la Silicon
Valley qui sont en première ligne.
Ce
changement civilisationnel se fait d'une manière rapide mais subtile. Regardez
Google. Jusqu'à l'an dernier, son coeur de métier était la recherche en ligne,
pour vendre de la publicité. Et puis en août 2015, il change de nom pour
devenir Alphabet. Ce recentrage acte ses ambitions. D'un coup, le moteur de
recherche Google devient un service parmi d'autres, car le vrai business de Google,
c'est l'industrie de la vie. Il est dans la cartographie, dans la domotique
avec le rachat de Nest, il dépense des sommes énormes dans la recherche sur la
voiture autonome, il développe des plateformes éducatives, il s'implique dans
la robotique, dans la santé... Et ce n'est pas fini ! C'est un mouvement
émergent, mais très puissant.
Quelles
autres conséquences civilisationnelles percevez-vous dans l'essor du numérique
?
La
quantification par les capteurs est en train de bouleverser le travail. Des
systèmes en temps réel pour mesurer la performance des machines et des employés
existent déjà. Dans l'industrie, on ne cesse de rechercher une extrême
optimisation des cadences de production. L'action humaine est déterminée par
des systèmes « intelligents » qui calculent en permanence la « mesure de
performance du personnel » et dictent ce qu'il faut faire. Le géant américain
de la distribution, Walmart, utilise un logiciel développé par IBM, baptisé Retail
Link. Il permet à des robots de dialoguer entre eux. En fonction de la
capacité des sous-traitants et de l'état de leurs stocks, ces robots imposent
les cadences aux employés. Cela bafoue autant le droit du travail que la
dignité humaine.
Il n'y a
donc rien à sauver dans ce nouveau monde ?
Je ne nie
pas que le numérique offre quantité d'avantages, comme réserver son train en
une minute, pouvoir communiquer plus facilement, avoir accès à l'information.
Mais nous sommes aveuglés par les bénéfices d'usages et nous ne nous soucions
pas assez des conséquences potentiellement dévastatrices, particulièrement la
marchandisation à terme intégrale de la vie et le dessaisissement de la
décision humaine que vont entraîner les développements sans cesse accélérés de
l'intelligence artificielle. Ce sont là des enjeux majeurs de notre temps, qui
à mon sens ne font pas suffisamment l'objet de débats et de controverses
publiques.
Vous parlez
dans le livre de « technolibéralisme ». La silicolonisation du monde, c'est
l'étape ultime du capitalisme ?
Tout à fait.
Jusqu'à présent, le libéralisme rencontrait de la résistance, car il était
difficile de monétiser l'intime.
Désormais,
la technologie, grâce aux objets connectés, permet de franchir un nouveau seuil
dans l'histoire du capitalisme, car il ne reste plus de séquences de vie rétives
à une activité marchande. On peut mettre une puce connectée dans un lit et
quantifier le sommeil. Ou dans la machine à laver pour lui faire commander
automatiquement de la lessive sans que nous décidions de l'acte d'achat. Cela
grâce au récent procédé Dash Button d'Amazon, par exemple. Nous allons vers un
allégement ou une non-conscience de l'acte d'achat grâce au paiement sans
contact ou au procédé de commande automatisée de produits.
Le
technolibéralisme promu dans la Silicon Valley part de l'idée que Dieu n'a pas
parachevé sa création, que l'homme est éminemment faillible et lacunaire, donc
que l'avènement des technologies dites « de l'exponentiel » permettra de
corriger cette faille. Mais dans les faits, ce sont des startuppeurs à peine
sortis de l'adolescence qui créent un biberon connecté, tel Baby Gigl, pour
dire aux parents comment nourrir leur bébé. Tout est à l'avenant : corriger nos
supposés défauts originels et faire en sorte que des systèmes nous dictent en
toute occasion la meilleure décision à prendre. Nous entrons dans l'ère de
l'assistanat algorithmique continu. Dont les visées sont quasi exclusivement
commerciales.
De quand
datez-vous cette volonté de la Silicon Valley de dominer le monde ? Car la baie
de San Francisco incarne aussi depuis longtemps des valeurs d'ouverture, de
tolérance, de liberté, de progrès social grâce aux nouvelles technologies...
C'est
absolument vrai, j'en parle dans mon livre. Historiquement, la Californie porte
une tradition contre-culturelle, à l'opposé de l'État fédéral. C'était le cas
dans les années 1960 et 1970, mais cet esprit s'est perverti avec le temps. Il
y a vingt ans, l'objectif de Google n'était pas de vouloir collecter le plus
grand nombre de faits et gestes et de les monétiser. Quand Facebook s'est créé
en 2004, il voulait simplement connecter les étudiants d'Harvard entre eux.
Mais l'évolution des technologies, l'élargissement des possibles et la position
dominante de ces entreprises les ont placées sur la voie de la conquête
intégrale de la vie. La seule chose qu'il reste de l'idéologie originelle est
l'idée de désintermédier la société. Mais le drame, c'est que cette aspiration
légitime, ou non, de désintermédiation a vite été récupérée par l'économie des
plateformes.
Cela se
retrouve-t-il dans le libertarisme qui est aujourd'hui à la mode dans la
Silicon Valley ?
Ce mouvement
prospère sur l'idée de permettre à ces entreprises de se soustraire à toutes
les règles au nom de la liberté absolue d'innover. Certains veulent même créer
une île indépendante et soumise à aucune régulation au large du Pacifique. Quel
paradoxe ! Les partisans du libertarisme refusent toute contrainte sur
euxmêmes, tout en créant des services destinés à régir la vie de milliards
d'individus.
« N'empiétez
pas sur ma libre initiative, mais laissez-moi m'enrichir sur la liberté des
autres... », voilà leur posture.
La Silicon
Valley, c'est le royaume du cynisme absolu. Le génie de cette idéologie est
que, contrairement à la colonisation, la silicolonisation ne se vit pas comme
une violence subie. Au contraire, elle est souhaitée par ceux qui s'y
soumettent. Le bénéfice d'usage des services de Google, d'Amazon, d'Apple et
consorts est si fort que les gens acceptent comme un moindre mal de donner à
des entreprises leurs informations intimes et de les laisser instaurer une
marchandisation toujours plus expansive de nos quotidiens. La Silicon Valley
incarne une forme lumineuse du capitalisme, une mondialisation heureuse, elle
se pare de vertus égalitaristes, glorifie le « startuppeur visionnaire », le «
collaborateur créatif »... Son schéma économique et culturel devient l'étalon
de mesure de la vitalité des pays, l'horizon indépassable de notre temps, alors
qu'il vise à gérer des pans de plus en plus étendus de la société, et ce sans
notre assentiment. C'est un paradoxe qui devrait nous interroger.
Mais en
France et dans de nombreux pays, les dirigeants politiques ne sont pas très
technophiles et peinent à penser la révolution numérique. Difficile de croire
qu'ils adhéreraient à cette vision du monde...
Ils s'y
soumettent sans saisir toute la portée des enjeux à l'oeuvre. En France, les
fonds publics poussent au développement des startups, promeuvent la
valorisation sociale du startuppeur et de l'autoentrepreneur indépendant qui,
en fait, ne l'est pas tant que ça. L'idée que le numérique représente la
croissance du futur s'est diffusée partout. Les politiques agissent avec le
sentiment d'une urgence, ils ne veulent pas « rater le train » du numérique.
Ils foncent la tête baissée sans percevoir l'ampleur des conséquences
civilisationnelles. C'est une soumission coupable, à l'image de François
Hollande donnant la Légion d'Honneur au président de Withings, qui s'est vendu
à Nokia... Le contrat entre Microsoft et l'Éducation nationale relève d'un
véritable scandale de la République. Le lobby industrialo-numérique a obtenu
une place prépondérante dans un domaine régalien, l'Éducation nationale, sans
avoir une quelconque légitimité. On imagine à tort, que la numérisation
continue des pratiques éducatives va résoudre le marasme de l'école publique à
l'oeuvre depuis une vingtaine d'années. La vérité, c'est qu'il s'agit là d'un
renoncement coupable.
Dans votre
livre, vous dénoncez une « criminalité en sweat-shirt ». Vraiment ?
Dans le
monde merveilleux des startups et de la Silicon Valley, tout est supposé être «
hypercool ». Les modèles managériaux sont dits horizontaux, il y a des canapés
et des tables de ping-pong dans les entreprises, le café à volonté, tout le
monde se tutoie, des sushis bio sont offerts, le PDG est en tee-shirt et
baskets et certains employés bénéficient de temps pour mener leurs propres
recherches. Une fois de plus, Google est l'incarnation de cette philosophie.
Mais c'est une façade. La pression horaire est très forte dans les startups,
qui demandent aux employés de travailler bien au-delà du raisonnable. La
startup est le nouveau mythe de notre temps. Les employés vivent finalement
dans des conditions précaires, et les actions qui leur sont offertes ont une
valeur hypothétique, vu que neuf startups sur dix échouent au bout de quelques
années.
Mais ce
n'est pas illégal...
Il serait
tout de même temps d'aller voir ce qu'il se passe dans les startups. Quand on
dépasse le temps de travail réglementaire de manière si éhontée, on n'est pas
raccord avec la loi. Il faudrait examiner les conventions collectives, mais
dans le monde merveilleux de la startup où tout le monde est copain, la
convention collective est un gros mot car tout le monde travaille pour
l'intérêt supérieur de l'innovation ! En outre, les Gafa et consorts ont aussi
des armées d'avocats, de lobbyistes et de conseils qui organisent des montages
savants leur permettant de se soustraire au fisc. Oui, les patrons de cette
industrie sont des criminels en col blanc. Ils méprisent le bien commun,
façonnent la société selon leurs fantasmes, avec la seule volonté de
s'enrichir, en se foutant totalement tous les principes qui nous constituent.
La France et
l'Europe se saisissent aujourd'hui d'enjeux comme la protection des données
personnelles et dénoncent les pratiques fiscales et anti-concurrentielles de
certains géants du numérique. Est-ce un début de réaction ?
On suppose
qu'une fois qu'on se soucie de la protection des données, notre rapport au
monde numérique est maîtrisé. Que veut dire protéger les données ?
C'est
établir un contrat entre les entreprises et les individus, favoriser un
assentiment éclairé de la part des utilisateurs, et que l'entreprise s'engage à
les sécuriser. Ce qu'on ne voit pas, c'est que plus il y aura protection des
données, plus il y aura développement de l'économie de la donnée et des
plateformes qui en tirent profit. Plus il y aura confiance dans l'économie
numérique, plus ces plateformes prendront le pouvoir sur nos vies. C'est
exactement ce que promet Günther H. Oettinger, le commissaire européen pour
l'économie et la société numérique.
Nous sommes
tous d'accord de nous soucier de notre vie privée, mais plus cela sera encadré,
plus l'industrie de la vie pourra prendre son essor.
Ce dont il
faut se soucier, ce n'est pas tant de protection des données personnelles -
même si cela renvoie à des enjeux très importants, notamment en termes de
surveillance par les États -, mais c'est de savoir si nous voulons entrer, ou
pas, dans cette civilisation de marchandisation intégrale de la vie et
d'organisation algorithmique de la société.
Que
proposez-vous, alors ?
J'appelle
déjà au refus d'achat d'objets connectés. En tout cas, ceux qui violent
l'intégrité humaine. Si nous ne faisons rien, alors nous verrons émerger dans
les dix ans à venir une industrie du numérique qui collera sans cesse à nos
vies.
Voulons-nous
être continuellement assistés et bénéficier d'un supposé confort continu dans
tous les pans de nos quotidiens ? A contrario, nous pouvons nous mobiliser,
dire « trop c'est trop ». Nous devons affirmer qu'il y a des choses que nous ne
voulons pas parce que cela porte atteinte à notre dignité, parce que cela
transforme l'être humain en un objet strictement marchand, et parce que cela
viole certains de nos principes fondamentaux : le libre arbitre, notre
autonomie de jugement et notre droit à agir selon notre conscience.
Il faut se
poser la question : dans quelle société voulons-nous vivre ? Il faut en finir
avec la fascination technologique, arrêter de faire la queue des nuits entières
dans le froid devant l'Apple Store par exemple, comme des idiots, et entrer
dans l'âge de la maturité individuelle et collective. Il est non seulement
grand temps, mais cela relève, à mon sens, d'une urgence civilisationnelle.
Propos
recueillis par Ivan Best et Sylvain Rolland
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire